Relations graffeurs - collectivités
Un deal permanent Par Sabrina Costanzo, Journaliste
Face aux graffs et aux tags, le cœur des collectivités balance : réprimer, réinsérer, utiliser ? Les graffeurs, eux, attendent surtout une reconnassance artistique de leur mouvement.
"Qui manipule qui ? " Une question redondante posée par les parties concernées dès qu’il s’agit de caractériser les partenariats graffeurs / municipalités. Un leitmotiv qui illustre, en France, toute l’ambiguïté de l’action publique à l’égard du graffiti qui associe allègrement répression des tagueurs et promotion du graffiti comme pratique artistique. Une approche qui se reflète dans la façon dont les municipalités qualifient les pratiques : le " graffiti " et les " tags " ont une tonalité péjorative, alors que les " graffs " et les " fresques " sonnent de façon plus positive. Cette qualification manichéenne est en fait erronée car tout graffeur considère que les quatre modes d’expression sont inséparables. " L’essence du graff, c’est l’école de la rue : il faut avoir fait du vandale pour être reconnu par le milieu ", explique Shuck2 [prononcez Shuck two], un graffeur de Nanterre. " Le graff est à la fois un mouvement d’expression artistique, sociale et politique. Or, dans l’expression politique, il y a une dimension contestataire, que l’on retrouve dans le graffiti, un marquage du territoire, que l’on retrouve dans le tag… ", argumente Jean-Claude Richez, responsable études et formations à l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire (Injep).
Atelier macramé nouvelle version
Le mouvement graffiti aspire à être reconnu par les autorités municipales, non seulement comme un mouvement artistique, mais aussi comme un mouvement social et politique. Toute collectivité qui tente de le prendre en compte se place, selon Jean-Claude Richez, face à une contradiction : " Le graff n’a de sens que dans la tension légal / illégal, et donc dans une remise en cause du fonctionnement de l’espace public. Or, le graffiti interpelle les pouvoirs publics et les usages de l’espace public car il constitue une remise en cause du fonctionnement de ce même espace public que la puissance publique doit réguler. " La politique d’une municipalité à l’égard du graffiti dépend des rapports de force entre quatre services municipaux qui ont chacun une posture différente : le service sécurité parle de répression, quand le service propreté évoque le coût de ce qui est considéré comme une pollution ; l’adjoint à la jeunesse doit s’efforcer d’entretenir un dialogue avec les jeunes issus des classes moyennes et populaires et prendre en compte cette forme d’expression en ouvrant des espaces légaux pour les graffeurs ; l’adjoint à la culture s’intéresse lui à la plus-value esthétique d’un mouvement artistique. Les graffeurs qui font le choix de la collaboration avec les municipalités sont en général confrontés à l’adjoint à la jeunesse. Ce qui génère dans neuf cas sur dix une forte frustration. Le graffiti, comme le hip hop en général, veut être reconnu comme mouvement artistique. " Les relations sont hypocrites ", s’insurge Shuck2. " Les mairies qui affirment leur volonté de prendre en compte le graff ne veulent faire que du social et rien d’autre. "
Jean-Claude Richez analyse ces rapports graffeurs / municipalités " comme des tentatives d’enfermement ". En France, le graffiti est cantonné dans le socio-culturel, et l’atelier graffiti vire souvent, pour Jean-Claude Richez, " à l’atelier macramé nouvelle version ". L’atelier graffiti est un outil pratique de répression / promotion… mais qui peut se retourner contre ses instigateurs. Car initier au graffiti permet à la fois d’éviter les tags… et d’inciter au tag. Les ateliers, tels qu’ils sont conçus aujourd’hui, sont jugés inefficaces par les graffeurs : ce ne sont pas des ateliers d’une semaine qui peuvent initier des adolescents au graffiti.
Droit de cité
L’autre solution fréquemment adoptée pour encadrer le mouvement graffiti est de mettre à leur disposition des surfaces à peindre. Mais sous prétexte d’assurer la promotion du graffiti, la concession de murs s’inscrit dans une logique de contrôle. " Les municipalités donnent des murs pour canaliser les tags et voir apparaître les graffeurs au grand jour. Quand tu signes avec une municipalité, tu joues le jeu et passe un contrat moral. Moi je ne tague plus sur Nanterre ", explique Shuck2, spécialisé, comme il le dit, dans " le graff pur et dur, axé sur la lettre ". Et le graffeur d’apporter une critique supplémentaire : " Les commandes municipales portent surtout sur de la fresque grand public (BD, paysages). C’est rare d’arriver à négocier un mur avec du pur graff. Ces fresques figuratives contribuent à diffuser une image ringarde du graff. "
Cependant, les graffeurs reconnaissent que la réalisation de fresques commandées par les municipalités constitue pour eux un moyen de progresser, de se faire connaître et de faire reconnaître leur passion. Mais Shuck2 ne manque pas de relever l’effet pervers de telles pratiques. " On a graffé gratuitement pour une ville pendant notre jeunesse. Aujourd’hui, on essaye de vivre de notre pratique, mais on ne voit venir aucun retour de manivelle, les mairies continuent à fonctionner sur le mode de la gratuité et refusent de payer nos fresques. "
Le rapport d’une ville au graffiti est révélateur de la manière dont elle pense la jeunesse. Aujourd’hui, les municipalités doivent être conscientes qu’il faut sortir de cette logique de contrôle et d’occupation pour aller vers une logique de reconnaissance. Certaines ont franchi le pas, en acceptant de reconnaître le graffiti comme fait social et lui ont donné un réel droit de cité (lire page 25). " Le graff est un mouvement de fond et si les politiques de répression ou d’encouragement peuvent en modifier le rythme de progression, elles ne changent pas la donne, car l’enjeu se situe dans le fonctionnement de l’espace public ", estime Jean-Claude Richez. " On assiste aujourd’hui à une reconfiguration des rapports à l’espace public, des formes de représentation des pratiques politiques et artistiques. Le graffiti est le révélateur d’une profonde transformation de l’espace public. "